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Le Nacht Ga’
— Pardonnez-moi, madame. Auriez-vous la bonté d’accorder refuge à une pauvre troubaplume qui a usé ses rémiges jusqu’au tuyau et qui n’a pas goûté de lemming digne de ce nom depuis une demi-lune ?
Avant de fuir, Myrrthe et Siv s’étaient déguisées en insérant des rubans de mousse, des baies et des fleurs séchées dans leur plumage, adoptant le goût criard des troubaplumes. Myrrthe savait aussi imiter à la perfection leur accent mélodieux. Ce stratagème leur avait rendu service. Néanmoins, elles avaient décidé de se séparer quelque temps, pour plus de précaution. Il avait été convenu que Myrrthe se rendrait seule sur l’île d’Elsemere pour s’assurer que la cousine de Siv y vivait toujours.
La mère supérieure, ou Grande Cornette, lui jeta un bref coup d’œil. Elle hocha la tête et l’invita à entrer.
— Bien entendu, répondit-elle. Soyez la bienvenue.
Myrrthe l’étudia de près. Elle ressemblait à la cousine de Siv, Rorkna. La dame harfang et sa maîtresse avaient passé un été délicieux en sa compagnie, quelques années auparavant, et Myrrthe aurait reconnu Rorkna entre mille. Pourtant, il y avait quelque chose en elle de changé. Un détail indéfinissable. Elle se tint sur ses gardes. Elles enfilèrent ensemble les couloirs sinueux qui reliaient entre eux les terriers de la retraite, puis elles parvinrent dans un grand creux rempli de campagnols dodus. La vue de la nourriture fit saliver la vieille femelle.
— Comment vous vous appelez, m’dame ? demanda la Grande Cornette.
Le sang de Myrrthe ne fit qu’un tour. Quelle curieuse façon de s’exprimer pour une chouette de la famille royale ! Elle combattit l’envie instinctive de minoucher. Il ne fallait pas qu’elle trahisse ses doutes, ni ses craintes. Au contraire, elle allait manger un campagnol tranquillement, puis quitter cet endroit dare-dare. Heureusement qu’elle avait insisté pour que Siv reste en arrière ! Grâce à Glaucis, la reine était à l’abri sur l’île de la Dague de Glace, non loin de là.
Myrrthe avait sa petite idée sur ce qui se passait dans la retraite. Durant sa jeunesse, sa vieille tante lui répétait souvent que certains hagsmons très puissants maîtrisaient un sortilège appelé le Nacht Ga’. Comme cette tante était nerveuse et angoissée, du genre à voir des hagsmons sous chaque futaie et à faire des signes de patte pour écarter le mal à tout bout de champ, Myrrthe n’avait jamais accordé beaucoup de crédit à ses radotages. Mais, finalement, ses pires soupçons devenaient réalité. Le gésier de Myrrthe frémit.
Très cher lecteur, laisse-moi t’expliquer quelque chose au sujet de la nature du gésier. Il ne s’agit pas seulement d’un deuxième estomac qui se charge des parties inassimilables de nos proies. Comme ce serait réducteur de présenter ainsi cet admirable et si mystérieux organe ! À travers lui, nous éprouvons aussi nos sentiments, nos émotions et nos instincts les plus forts. Et ça ne s’arrête pas là ! Le gésier renferme, ou développe, ce que nous appelons le Ga’, mot qui signifie « grand esprit » en krakéen. Plus une chouette a de Ga’, plus elle est noble, forte, intuitive et humble. Les graines du Ga sont présentes en chacun de nous, toutefois la façon dont il s’épanouit est très variable. J’ai connu très peu de chouettes qui brillaient par leur Ga’. H’rath, par exemple, était un monarque plein de noblesse et de bonté. Mais possédait-il un grand Ga’ ? C’est une question délicate.
Le sortilège des hagsmons, le Nacht Ga’, s’attaque justement au Ga’ et à toutes les fonctions extraordinaires du gésier, le réduisant à ce qu’il est chez la plupart des oiseaux : un simple deuxième estomac, une bosse au milieu des entrailles. Ce charme leur permet d’asservir leur victime pour la forcer à faire leurs quatre volontés. En apparence, la chouette n’a pas changé, alors que son gésier, son caractère, l’essence même de sa chouettitude sont brisés. Ainsi donc, même si la Grande Cornette n’avait pas bougé d’un poil de duvet, elle était en réalité incapable dorénavant d’exercer son jugement moral, d’agir selon ses convictions ou encore de formuler des pensées sincères et personnelles.
Myrrthe avait acquis la certitude que Rorkna et les autres sœurs étaient victimes de ce sortilège. Quand bien même elle n’aurait jamais entendu parler du Nacht Ga’, les étranges grincements émis par leurs gésiers l’auraient inquiétée. Elle savait bien qu’il ne s’agissait pas d’une indigestion, d’un campagnol qui ne passait pas. Elle devait déguerpir dans les plus brefs délais. Là, dans la cantine de la retraite, une vague de terreur la submergea : elle n’était pas entourée par les bonnes sœurs de Glaucis, mais par des automates guidés par des démons. Au moindre faux pas, elles se jetteraient sur elle, telle une volée de corbeaux agressifs. La plus grande prudence s’imposait.
— Et si vous nous chantiez une de vos vieilles ballades de troubaplume ? Ce serait rudement gentil de vot’ part, dit Rorkna.
« Bigre ! » songea Myrrthe, paniquée. En connaissait-elle seulement une ? Un vague refrain lui revint à la mémoire.
— Euh… oui… Laissez-moi un instant pour faire descendre ce campagnol jusqu’au gésier…
Elle avala sa salive, prit son temps, s’éclaircit la gorge, puis, enfin, elle se remémora les paroles :
Dans les temps anciens, plus vieux que la lune,
Nous, troubaplumes, déjà nous errions
Au-dessus des montagnes, des océans et des dunes,
Au gré de nos pérégrinations.
Nul nigloo, nul creux, nul palais,
Telle était de notre liberté la rançon.
Sans autre toit que la galaxie,
Avec pour guides les constellations,
Et les brises pour seules amies,
Nous n’avons besoin d’aucune consolation :
Le monde entier est notre nid.
Un peu de repos, quelques chansons,
Et la liberté, notre liberté chérie,
Voilà la vie que nous menons.
— Oh, trop mimi ! Hein, mes sœurs ? s’exclama la Grande Cornette.
Décidément, ce langage familier agaçait beaucoup Myrrthe. Plus tôt elle partirait de cet endroit, mieux elle se porterait.
Après avoir pris congé, elle jugea plus prudent de faire un grand détour, de crainte d’être suivie, puis elle rejoignit Siv, qui l’attendait dans une crevasse, à la base de la Dague de Glace. Lorsque Myrrthe arriva, la reine était assise sur l’écharpe dans laquelle elle transportait son œuf.
— Alors ? demanda-t-elle avec impatience. Pourquoi as-tu mis si longtemps ?
— J’ai de mauvaises nouvelles, ma reine.
— Ne me dis pas que Rorkna est morte ?
— J’ai peur que ce ne soit pire.
Siv sentit son gésier se serrer.
— Pire ? Comment cela ?
— Rorkna et les sœurs sont ensorcelées. On leur a jeté un Nacht Ga’.
La dame harfang crut que sa maîtresse allait s’évanouir. Ses yeux scintillants perdirent leur éclat, et elle se mit à osciller. À cet instant, Myrrthe regretta amèrement de ne pas posséder de jabot, cette poche située près du gosier que possèdent d’autres oiseaux : elle aurait pu rendre un peu de campagnol pour nourrir sa reine.
— Allons, allons, dit-elle d’un ton réconfortant.
Siv finit par se redresser.
— Ne t’inquiète pas, Myrrthe. Je ne flancherai pas. Mais nous devons partir d’ici au plus tôt.
— Oui, dès que possible. Une tempête s’annonce.
— Je ne te remercierai jamais assez de m’avoir fabriqué cette écharpe pour mon petit.
— Les campagnols des neiges n’ont pas seulement une chair succulente. Leur fourrure peut se révéler très utile… Ma dame ?
— Oui, Myrrthe ?
Elle jeta un œil dehors à travers la crevasse. Des rafales de neige s’approchaient.
— Allons-y maintenant, dit Myrrthe. N’attendons pas la nuit. Le blizzard me camouflera. À condition que je me débarrasse de ces fanfreluches.
— Oui, acquiesça Siv. Ôtons ces accessoires ridicules. Figure-toi que ma grand-tante – qui n’entretenait pourtant aucune relation avec les troubaplumes – adorait ce genre de falbalas. Qu’elle portait avec modération, naturellement. Moi, je considère que de belles taches suffisent à parer une chouette de mon espèce. En parlant de tache, je vais méliméler afin d’éclaircir mon plumage.
Myrrthe hocha la tête. « Méliméler » était une tactique astucieuse que nous avions imaginée, Siv, H’rath et moi, afin de nous fondre dans le blizzard. Il fallait ébouriffer nos plumes de manière que les taches blanches qui constellaient notre robe sombre s’élargissent pour couvrir les endroits les plus foncés. Ce spectacle fascinait Myrrthe, qui regarda en silence Siv se transformer en chouette presque aussi blanche qu’un harfang. Ensuite elles décollèrent de la Dague de Glace et se jetèrent à l’assaut des bourrasques.